III

Dix hommes terribles, montés sur des chariots jaunes, descendaient les flancs d’une montagne noire qui vomissait des flammes bleues et écarlates dans les spasmes d’une terrible destruction.

De semblable façon, les forces de la nature se rebellaient de par tout le globe. La Terre changeait, mais rares étaient ceux qui s’en rendaient compte. Les Dix le savaient, et ils savaient pourquoi. Ils connaissaient Elric également et savaient que leur savoir les liait à lui.

La nuit était d’un pourpre pâle, et le globe sanglant du soleil était encore visible au-dessus des montagnes, car c’était la fin de l’été. Dans les vallées, la lave en ébullition mettait le feu aux toits de chaume des maisons.

Sepiriz, qui montait le premier chariot, vit les villageois s’enfuir en désordre, comme des fourmis dont on vient de détruire la fourmilière. Il sourit gaiement à l’homme vêtu d’une armure bleue qui le suivait.

— Regarde-les courir… regarde-les, frère. Ah ! quelle joie de voir des forces pareilles à l’œuvre !

— Oh ! oui, c’est bon de s’être réveillé en un tel moment, répondit son frère en criant pour couvrir le grondement du volcan.

Puis, le sourire abandonna Sepiriz et, les paupières mi-closes, il cingla ses deux chevaux avec son fouet de peau de buffle, laissant des traînées sanglantes sur les flancs des puissants coursiers noirs.

Dans le village, un homme vit venir les Dix au loin. Il donna voix à sa peur en lançant un cri d’alarme :

— Le feu les a chassés de la montagne ! Fuyez ! Cachez-vous ! Les hommes du volcan sont réveillés ; ils arrivent !

Puis la montagne vomit un nouveau jet de lave liquide et l’homme hurla, s’embrasa et mourut. Sa mort fut gratuite, car les Dix ne s’intéressaient pas aux hommes.

 

Sepiriz et ses frères traversèrent le village sans s’arrêter ; leurs chariots bondissaient sur les rues grossièrement pavées que les sabots des bêtes frappaient avec bruit.

Derrière eux, la montagne aboya.

— À Nihrain, frères ! cria Sepiriz. Vite, car nous devons encore ramener une épée des limbes et trouver deux hommes qui la porteront à Xanyaw !

Il tressaillit de joie en sentant la terre trembler et la lave mêlée de rocs retomber derrière lui.

Son corps noir et brillant réfléchissait les flammes des maisons en feu. Les chevaux, courbés dans leurs harnais, tiraient le chariot et bondissaient si vite que l’on ne pouvait distinguer le mouvement de leurs pattes et que parfois ils semblaient voler.

Peut-être volaient-ils, en effet, car les coursiers de Nihrain n’étaient pas des bêtes ordinaires.

Parfois ils se jetaient littéralement dans une gorge, parfois ils montaient un sentier escarpé, dans leur hâte d’arriver à l’Abîme de Nihrain, dont les Dix étaient originaires et où ils n’étaient pas retournés depuis deux mille ans.

De nouveau, Sepiriz rit. Lui et ses frères portaient une terrible responsabilité car, bien qu’ils ne dussent obéissance ni aux dieux ni aux hommes, ils étaient les porte-parole de la Destinée et, comme tels, recelaient un épouvantable savoir.

Depuis des siècles, ils dormaient dans la montagne, près du cœur du volcan assoupi, les températures les plus extrêmes les gênaient peu. Et maintenant, la roche liquéfiée les avait réveillés et ils savaient le moment venu, le moment qu’ils attendaient depuis des milliers d’années.

Voilà pourquoi Sepiriz exultait. Enfin, lui et ses frères allaient pouvoir accomplir leur ultime fonction, qui exigeait la participation de deux Melnibonéens, les deux derniers survivants de la Lignée Royale du Glorieux Empire.

Sepiriz savait qu’ils vivaient encore, il le fallait, sans quoi les desseins de la Destinée eussent été irréalisables.

Mais il y avait aussi sur Terre, Sepiriz le savait, des êtres dont la puissance était telle qu’ils pouvaient tromper la Destinée… Ils y avaient des suppôts partout, surtout au sein de la nouvelle race des Hommes, mais ils avaient également pour outils les goules et les démons.

Cela rendait sa tâche plus difficile…

Mais, avant tout, il fallait arriver à Nihrain, la cité souterraine, pour y resserrer le filet du Destin.

Il restait encore un peu de temps, mais si peu.

Et le Temps, ce grand inconnu, était maître de tout…

 

Les pavillons de la reine Yishana et de ses alliés étaient rassemblés autour d’une série de petites collines boisées. Les arbres camouflaient leur position et aucun feu de camp n’avait été allumé. Les soldats de la grande armée avaient reçu ordre de faire le moins de bruit possible. Des éclaireurs allaient et venaient, rendant compte des positions ennemies et guettant d’éventuels espions.

Mais nul n’interpella Elric et ses Imrryriens, car chacun connaissait l’albinos et ses hommes, et savait que les très craints mercenaires d’Imrryr avaient choisi d’aider Yishana.

Elric se rapprocha de son cousin.

— À cause de nos liens anciens, je me dois d’aller rendre hommage à la reine Yishana, mais je tiens à ce qu’elle ignore que je suis venu ici à cause de la disparition de ma femme, sans quoi elle risquerait de me créer des ennuis. Disons simplement que je suis venu l’aider par amitié.

Dyvim Slorm fit un signe d’assentiment, et Elric, le laissant veiller à l’installation du camp, se rendit sans tarder à la tente de Yishana, où la grande reine l’attendait impatiemment.

Son regard était impénétrable. Elle était assise dans un fauteuil, devant une table couverte de cartes et de rapports.

— Bonjour, loup, dit-elle avec un sourire à la fois ironique et provocateur. Mes éclaireurs m’avaient apporté l’agréable nouvelle de ta présence auprès des Imrryriens. Délaisses-tu ta nouvelle femme pour revenir aux plaisirs plus subtils que je puis t’offrir ?

— Non. Il ôta sa lourde cape et la jeta sur un banc. Bonjour, Yishana. Tu n’as pas changé. Je me demande vraiment si Theleb K’aarna, ton amant de Pan Tang, ne t’a pas fait goûter aux eaux de la Vie Éternelle avant que je le tue.

— C’est bien possible, dit-elle. Comment va ton mariage ?

— Bien.

— Me voilà bien désappointée, dit-elle avec un sourire ironique. Puis elle haussa les épaules.

Ils avaient été amants à deux occasions, bien qu’Elric fût partiellement responsable du décès de son frère, mort au cours du raid contre Imrryr. Le décès de Dharmit de Jharkor lui avait permis d’accéder au trône et, comme c’était une femme ambitieuse, la nouvelle ne l’avait pas trop attristée. Elric, de son côté, demeurait fidèle à Zarozinia, bien qu’il dût, peut-être, ne plus jamais la revoir, et n’avait nul désir de reprendre leurs relations.

Il aborda immédiatement le sujet de la bataille à venir.

— Ce sera plus qu’une simple escarmouche, dit-il. Quelles forces as-tu et quelles sont tes chances de gagner ?

— J’ai d’abord mes Léopards Blancs, cinq cents guerriers d’élite ; ils courent aussi vite que des chevaux, sont forts comme des chats sauvages et féroces comme des requins, leur métier est de tuer, et ils ne savent que cela.

Ensuite, il y a mes troupes régulières, infanterie et cavalerie, sous le commandement de quatre-vingts nobles. Les meilleurs cavaliers viennent de Shazar ; ils sont disciplinés et habiles au combat. Tarkesh a envoyé moins d’hommes, car le roi Hilran a dû en garder pour protéger sa frontière sud, mais il y a quand même plus de mille fantassins et deux cents cavaliers. En tout, nous pouvons aligner environ six mille guerriers entraînés. Il y a également des unités de serfs et d’esclaves, mais ils ne serviront guère qu’à amortir le premier choc et ne verront que le début de la bataille.

Elric fit un signe d’assentiment ; c’était la tactique généralement utilisée en ce temps-là.

— Et l’ennemi ? demanda-t-il.

— Moins nombreux que nous, mais il a les Cavaliers Démoniaques et leurs tigres dressés à la chasse, ils ont également d’autres bêtes qu’ils gardent dans des cages, mais elles sont soigneusement couvertes et nous n’avons pu apprendre ce qu’elles recèlent.

— J’ai entendu dire que les hommes de Myyrrhn volent vers ici. Cela doit leur importer, pour qu’ils quittent leurs aires.

Yishana devint grave.

— Si nous perdons cette bataille, le Chaos régnera sur la Terre. Le Théocrate Jagreen Lern de Pan Tang n’est que le jouet d’un maître moins naturel, ne le savais-tu pas ?

— J’ai entendu des rumeurs, en effet, mais les avais prises pour de la simple propagande.

— Nous possédons la preuve qu’il est aidé par des puissances surnaturelles, sans doute les Seigneurs du Chaos. Nous ne nous battons pas seulement pour nos possessions, Elric, mais pour la race humaine tout entière !

— Alors, espérons que nous vaincrons.

 

L’armée se mettait sur pied de bataille. Elric se trouvait en compagnie des capitaines, qui passaient les troupes en revue.

À côté de lui, se trouvait Dyvim Slorm, sa chemise d’or entrouverte sur son maigre torse, le port arrogant. Il y avait aussi bien des soldats, endurcis par de nombreuses campagnes : les petits hommes noirs de Tarkesh aux cheveux et à la barbe huilés, avec leurs lourdes armures ; les hommes ailés de Myyrrhn, à demi nus, avec leurs yeux songeurs et leurs visages altiers, leurs grandes ailes repliées sur le dos, calmes, dignes et silencieux. Les commandeurs de Shazar étaient là aussi, vêtus de casaques brun et or et d’armures de bronze couleur de rouille. Près d’eux, se tenait le capitaine des Léopards Blancs de Yishana : jambes longues, torse puissant, cheveux blonds noués sur la nuque taurine, portant l’armure d’argent ornée d’un léopard rampant, d’un léopard albinos, comme Elric.

La bataille approchait…

Dans l’aube grise, les deux armées commencèrent à avancer l’une vers l’autre, venant des deux côtés d’une large vallée enfermée entre deux rangées de collines basses et boisées.

L’armée du roi Sarosto de Dharijor s’avançait vers eux, pareille à une marée de noir métal.

Elric, qui n’avait pas encore mis son armure, les regardait venir du haut de son cheval piaffant. Dyvim Slorm lui montra quelque chose du doigt. « Tenez, les voilà les deux complices, Sarosto et Jagreen Lern ! »

Ils étaient là, en effet, à la tête de leurs années, sous leurs bannières de soie… le roi Sarosto et son mince allié au visage aquilin, Jagreen Lern, vêtu d’une armure qui semblait chauffée au rouge, et qui l’était, peut-être. Son casque était orné de la Crête des Tritons, car la dynastie de Pan Tang se disait parente de ces habitants des mers. L’armure de Sarosto, par contraste, était en métal mat d’un jaune grisâtre, ornée de l’Étoile de Dharijor et de l’Épée Fendue que portait, disait-on, son ancêtre Atarn le Bâtisseur.

Derrière eux, venaient les Cavaliers Démoniaques de Pan Tang, sur leurs montures reptiliennes à six pattes. Leurs visages basanés étaient d’une indifférence superbe, et ils portaient à la ceinture de longs sabres courbes dont aucun fourreau ne dissimulait l’éclat. Entre les pattes de leurs montures rôdaient plus de cent tigres de chasse dressés comme des chiens, dont les dents pareilles à des défenses et les griffes redoutables vous déchiraient sans effort.

Et, derrière l’armée mouvante, Elric aperçut les mystérieuses cages, montées sur des chars. Il aurait bien aimé savoir ce qu’elles contenaient.

Puis Yishana lança un ordre.

 

Précédé par un noir nuage de flèches, Elric mena la première vague d’infanterie vers l’avant-garde ennemie.

Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il risquait sa vie, mais s’il voulait avoir une chance de retrouver Zarozinia, il devait jouer le rôle qui lui avait été assigné.

La cavalerie flanquait l’infanterie, avec l’ordre d’encercler l’ennemi, si possible.

D’un côté, venaient les Imrryriens aux couleurs vives et les Shazariens aux armures de bronze.

De l’autre, les Tarkeshites aux plumes rouges, pourpres et blanches levaient leurs lances, et les Jharkoriens à l’armure d’or galopaient épées au clair.

Au centre de la phalange avancée commandée par Elric couraient lestement les Léopards Blancs de Yishana et derrière eux, surmontée de sa bannière, venait la reine Yishana elle-même, à la tête d’un bataillon de nobles chevaliers.

Au grand galop, ils descendirent la colline vers l’ennemi dont les flèches s’élevaient dans le ciel puis rebondissaient sur les armures ou s’enfonçaient dans les chairs.

Et les cris de guerre déchirèrent l’aube pacifique. Les deux armées s’affrontèrent.

Elric se trouva face à Jagreen Lern. Le maigre et hargneux Théocrate se protégea avec succès de l’attaque foudroyante de Stormbringer avec un bouclier couleur de feu, prouvant que ce dernier était à l’épreuve des armes magiques.

En reconnaissant Elric, le visage de Jagreen Lern se plissa en un malicieux sourire.

— Ah… on m’avait dit que tu serais là, Blanc Visage. Je te connais, Elric, et je connais ton destin !

— Trop d’hommes semblent connaître mon destin mieux que moi, ce me semble, dit l’albinos. Mais si je te tue, Théocrate, je t’arracherai peut-être ce secret avant que tu rendes l’âme ?

— Oh non ! Ce n’est absolument pas prévu dans mes plans !

— Mais ce l’est peut-être dans les miens !

Il frappa de nouveau, et de nouveau sa lame arrêtée exhala sa rage ; Stormbringer était presque douée de conscience, et il la sentit vibrer de chagrin dans sa main car normalement elle était capable de percer l’acier le mieux trempé.

De sa main droite protégée par un gantelet, Jagreen Lern leva sa lourde hache de guerre au-dessus de la tête nue d’Elric.

L’albinos se rejeta de côté pour éviter le coup et frappa son adversaire d’estoc en plein milieu de l’estomac.

La lame crissa et gémit de rage, mais ne parvint pas à percer l’armure. La hache s’abattit de nouveau ; Elric para de son épée mais la force du choc faillit le désarçonner.

Jagreen Lern frappa encore une fois, et fracassa le crâne du cheval qui s’effondra dans un terrible mélange de cervelle et de sang.

Jeté à terre, Elric se releva péniblement, s’apprêtant à parer la prochaine attaque de Jagreen Lern. Mais, à sa grande surprise, le sorcier se détourna de lui.

— Hélas, Blanc Visage, je ne prendrai pas ta vie. C’est la prérogative d’autres puissances. Mais si nous vainquons et que tu vis encore, je te retrouverai peut-être.

Abasourdi et ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, Elric chercha désespérément une autre monture, et vit en effet un cheval de Dharijor, la tête et le poitrail protégés par une armure noire portant la trace de maints coups, qui fuyait sans cavalier. Il parvint à saisir une rêne au passage, immobilisa l’animal, mit le pied dans l’étrier et se hissa sur la selle, qui était d’ailleurs fort peu confortable pour un homme sans armure. Debout sur les étriers, Elric rejoignit le cœur de la bataille.

 

Il se tailla un chemin à travers les rangs ennemis, fauchant un Cavalier Démoniaque et un tigre de chasse qui sautait sur lui les crocs dénudés, un commandeur dharijorien à la superbe armure, deux fantassins qui le menaçaient de leurs hallebardes… Son cheval se cabrait comme quelque animal monstrueux, et ce ne fut pas sans peine qu’il le força à avancer vers les positions de Yishana. L’armée de la reine se battait bien, mais de façon indisciplinée. Elle devait se regrouper afin d’être réellement efficace.

Elric arriva enfin près d’un héraut.

— Rappelle la cavalerie, lui cria Elric, rappelle la cavalerie !

Le jeune héraut regarda dans sa direction et deux cavaliers démoniaques profitèrent de sa distraction. L’un d’eux l’embrocha sur sa lame puis ils mutilèrent son cadavre à plaisir.

Jurant et pestant, Elric s’approcha et frappa un des attaquants à la tête ; l’homme tomba sur le sol labouré par mille sabots. L’autre fit volte-face ; il mourut en hurlant, lorsque Stormbringer but son âme.

Le héraut mort était affalé sur sa selle ; son corps n’était plus qu’une plaie. Elric arracha le cor au cou du cadavre.

Il le porta à ses lèvres et sonna le rappel de la Cavalerie.

Puis il vit l’étendard de la reine Yishana s’incliner et comprit que le porte-étendard avait été tué. Il éperonna son cheval et saisit la hampe qui supportait le clair drapeau de Jharkor. Brandissant l’étendard, et le cor aux lèvres, il tenta de rallier ses forces.

Tout ce qui restait de l’armée fortement éprouvée finit par se rassembler autour de lui. Alors Elric, assumant le commandement, prit la seule mesure qui pouvait encore leur apporter la victoire.

Il tira de son cor une note longue et plaintive. Immédiatement, l’air s’emplit du battement lourd des ailes des hommes de Myyrrhn.

Voyant cela, l’ennemi ouvrit les portes de ses mystérieuses cages.

Elric sentit l’espoir l’abandonner.

Des ululements sinistres précédèrent le spectacle de l’envol des hiboux géants.

L’ennemi avait prévu la menace ailée !

 

À peine intimidés par ces adversaires inattendus, les hommes de Myyrrhn attaquèrent les grands oiseaux avec leurs longues lances. Une pluie de plumes et de sang tomba sur les guerriers entremêlés, qui écrasaient fantassins et cavaliers dans leur chute.

Profitant de la confusion, Elric et les Léopards Blancs de Yishana opérèrent une percée à travers les rangs ennemis pour effectuer une jonction avec les Imrryriens de Dyvim Slorm, la cavalerie tarkeshite, et les quelque cents Shazariens survivants.

Elric leva les yeux et vit que la plupart des hiboux géants avaient été détruits, mais seule une poignée d’hommes ailés avait survécu à l’affrontement aérien. Ayant fait tout leur possible pour détruire les rapaces ailés, ils se regroupaient dans le but évident d’abandonner la bataille, s’étant rendus compte que l’issue était désespérée.

Lorsqu’il fut à portée de voix, Elric cria à Dyvim Slorm :

— La bataille est perdue ! Sarosto et Jagreen Lern sont maîtres du terrain !

Dyvim leva sa longue épée en signe d’assentiment.

— Si nous voulons vivre notre destin jusqu’au bout, cria-t-il, nous devrions nous hâter de quitter ces lieux !

Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire, en effet.

— La vie de Zarozinia m’importe plus que toute autre chose au monde ! cria Elric. Ne pensons plus qu’à nous !

Mais le gros des troupes ennemies se refermait comme un étau autour d’Elric et de ses hommes. Le visage de l’albinos était couvert du sang qui ruisselait d’une blessure qu’il avait reçue au front, et il était à moitié aveuglé.

Son bras droit douloureux levait sans cesse Stormbringer, la levait et l’abattait, toujours et encore, frappant d’estoc et de taille, férocement mais avec désespoir car l’épée semi-consciente ne suffisait pas à lui fournir toute la vitalité dont il avait besoin.

Dans un sens il en était heureux, car il haïssait cette épée dont il dépendait.

 

L’ennemi effectua un mouvement de recul et ses rangs s’ouvrirent. Par cette brèche volontairement créée, arrivèrent des animaux, des animaux aux yeux brillants, aux gueules sanglantes hérissées de dents redoutables, aux pattes armées de griffes acérées…

Les tigres de chasse de Pan Tang !

Les chevaux hennirent d’épouvante ; les tigres se précipitaient à la gorge de leurs victimes, hommes et bêtes, qu’ils déchiraient de leurs crocs coupants comme des lames.

Relevant leurs gueules sanglantes, les tigres cherchaient sans cesse de nouvelles proies. Hurlant de terreur, bien des hommes prirent la fuite : d’abord la majeure partie des chevaliers tarkeshites puis, entraînés par leur exemple, les forces de Jharkor et enfin les quelques Shazariens qui étaient encore en selle. Bientôt il ne resta plus, face aux forces de Dharijor et de Pan Tang, qu’Elric, ses Imrryriens et une quarantaine de Léopards Blancs.

Elric leva le cor et sonna la Retraite. Donnant l’exemple il fit volte-face et remonta la vallée au galop de son étalon noir, suivi par ses Imrryriens.

Seuls les Léopards Blancs restèrent et se battirent jusqu’au dernier homme. Comme Yishana l’avait dit, ils ne savaient que tuer. Et aussi, apparemment, mourir.

Reconnaissants, en fait, que les Léopards Blancs couvrent leur retraite, Elric et Dyvim Slorm remontèrent la vallée. Depuis son combat contre Jagreen Lern, le Melnibonéen n’avait plus vu Yishana, et il ignorait tout de son sort.

Bientôt, Elric comprit le plan de Sarosto et de son allié : des troupes fraîches, infanterie et cavalerie, étaient arrivées pour leur couper la retraite.

Sans prendre le temps de penser, Elric s’engagea à flanc de colline, suivi par ses hommes. L’ennemi s’étala en éventail et fonça pour leur interdire cette issue.

 

Voyant que les Léopards Blancs se battaient toujours autour de l’étendard de Jharkor, Elric retourna dans cette direction, en se maintenant sur la crête des collines. Ainsi, en compagnie de Dyvim Slorm et d’une poignée d’Imrryriens, il chercha à gagner la plaine, poursuivis par les chevaliers de Dharijor et de Pan Tang, qui avaient de toute évidence reconnu Elric et cherchaient à le tuer ou à s’emparer de lui.

Regardant devant lui, Elric vit que les Tarkeshites, les Shazariens et les Jharkoriens qui avaient pris la fuite les premiers s’étaient engagés dans la même direction qu’eux ; oubliant toute discipline, ils chevauchaient en ordre dispersé.

Elric et Dyvim Slorm partirent vers l’ouest, à travers des contrées inconnues, tandis que les autres Imrryriens se dirigeaient pour détourner l’attention de leurs chefs vers le nord-est et Tarkesh où ils trouveraient peut-être la sécurité pour quelques jours encore.

La bataille était terminée. Les suppôts du mal avaient vaincu et une ère de terreur s’abattait sur les Jeunes Royaumes de l’Ouest.

 

Le soir venu, Elric, Dyvim Slorm, deux Imrryriens qui les accompagnaient, un commandeur tarkeshite du nom de Yedn-pad-Juizev, qui était gravement blessé au côté, et un fantassin shazarien, Orozn, devenu cavalier d’occasion, avaient distancé ceux qui les poursuivaient, et menaient leurs chevaux las vers une chaîne de montagnes aux pics effilés dont les silhouettes se détachaient sur le ciel rouge.

Ils n’avaient pas parlé depuis des heures. Yedn-pad-Juizev était visiblement mourant ; il le savait et n’espérait rien, ne les suivant que pour être en leur compagnie.

Il était très grand pour un Tarkeshite ; la plume écarlate se dressait toujours sur son casque d’acier bleu et sa cuirasse rayée par les coups était maculée d’un sang qui n’était pas seulement le sien. Sa barbe noire et huilée était encore brillante, et son nez semblait un surplomb abrupt sur le roc de son visage de soldat. Les yeux voilés, il supportait courageusement la douleur. Malgré leur hâte d’atteindre le précaire asile des montagnes, les autres réglaient leurs pas sur le sien, fascinés et emplis de respect pour un homme qui s’accrochait aussi opiniâtrement à la vie.

La nuit vint, une nuit sans nuages, pleine d’étoiles éclatantes, où se leva une grande lune jaune.

Les guerriers auraient préféré une nuit sombre et orageuse… Il leur fallait faire vite pour gagner les montagnes, avant que les tigres de Pan Tang aux terribles griffes aient retrouvé leur trace.

Elric était d’humeur songeuse et grave. Les conquérants mettraient un certain temps, certes, à consolider leur nouvel empire. Peut-être même cela donnerait-il lieu à des querelles entre eux. Mais ils retrouveraient vite leur puissance, et menaceraient alors la sécurité d’autres nations, sur les continents du Sud et de l’Est.

Malgré l’ampleur de la menace, dont l’enjeu était l’ensemble du monde connu, elle passait pour lui au second plan, car il ne voyait toujours pas comment rejoindre Zarozinia.

Une partie de la prophétie de la bête morte s’était réalisée, mais que signifiait le reste ?

Il se sentait poussé vers l’ouest, comme s’il devait s’enfoncer toujours davantage dans les contrées faiblement peuplées situées au-delà de Jharkor.

Était-ce là que son destin l’attendait ?

Était-ce là que ses ravisseurs avaient emmené Zarozinia ?

Après la bataille, le sang coulera…

Au-delà de la mer se prépare une bataille.

Et le sang avait coulé… ou pas encore ? Et quelle était cette « jumelle » que le parent d’Elric, Dyvim Slorm, devait porter ? Et qui était « celui qui ne devrait pas vivre ? »

Peut-être la réponse se trouvait-elle dans ces montagnes, devant eux ?

Ils chevauchèrent sous la lourde lune et arrivèrent à un défilé dans lequel ils s’engagèrent. Plus loin, ils trouvèrent une grotte, dans laquelle ils s’installèrent pour la nuit.

Au matin, Elric fut réveillé par un bruit venu du dehors. Stormbringer à la main, il s’avança silencieusement vers l’entrée de la grotte. Apercevant un cavalier meurtri arrivant dans le défilé, il rengaina son épée et l’appela doucement :

— Hé là, héraut ! Nous sommes des amis !

C’était en effet un des hérauts de Yishana, le pourpoint en lambeaux, l’armure cabossée. Il avait perdu son casque et son épée. Son visage juvénile était l’image même du désespoir. Il exprima le plus grand soulagement en reconnaissant Elric.

— Seigneur… on vous disait mort !

— J’en suis heureux, ainsi ils ne me poursuivront peut-être pas. Entre.

Les autres étaient réveillés maintenant, tous sauf un : Yedn-pad-Juizev était mort dans son sommeil.

Orozn s’étira et désigna le corps du pouce.

— Si nous ne trouvons pas bientôt quelque chose à nous mettre sous la dent, je serai tenté de manger notre ami mort.

Il regarda Elric, s’attendant à ce qu’il réagisse à sa plaisanterie, mais en voyant l’expression de l’albinos, il alla se réfugier tout au fond de la grotte, marmonnant dans sa barbe et donnant des coups de pied dans les cailloux.

— Que nous apportes-tu ? demanda Elric au héraut.

— De mauvaises nouvelles, seigneur. De Shazar à Tarkesh, c’est la misère noire ; une tourmente de fer et de feu ravage les nations. Seules quelques bandes éparses se battent encore contre les guerriers ennemis, et encore certaines sont-elles bien prêtes à se piller mutuellement, tant les temps sont désespérés.

— Eh ! oui, soupira Elric, c’est ce qui arrive lorsque des alliés sont battus loin de leur pays. Et la reine Yishana ?

— Elle a connu un sort funeste, seigneur. Elle s’est battue contre vingt hommes avant d’expirer, le corps déchiré par la violence de leur attaque. Sarosto a ajouté sa tête à ses autres trophées, les mains de son demi-frère Karnal qui s’était opposé à son alliance avec Pan Tang, et les yeux de Penik de Nargesser qui avait levé une armée contre lui dans le même but. Le Théocrate Jagreen Lern a ordonné que tous les autres prisonniers soient torturés à mort et suspendus à des chaînes de par tout le pays pour servir d’exemple.

Elric serra les lèvres en entendant ces nouvelles. Il devenait en tout cas de plus en plus clair que sa seule route était vers l’ouest, car s’il revenait, ils auraient tôt fait de le retrouver.

Il se tourna vers Dyvim Slorm, dont la chemise aux couleurs d’Imrryr était en loques et le bras gauche couvert de sang.

— Notre destin semble être à l’ouest, dit-il calmement.

— Alors, hâtons-nous, répondit-il, il me tarde d’en avoir terminé et de savoir si nous sortirons vivants de cette entreprise. Notre rencontre avec l’ennemi ne nous a rien apporté.

— Si, dit Elric. J’ai appris que Jagreen Lern est de quelque façon lié à l’enlèvement de ma femme. Et je me vengerai quoi qu’il arrive.

— Allons, dit Dyvim Slorm, en route vers l’ouest.

Stormbringer
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